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Je n’accepterais pas qu’ils me touchent. Ou plutôt, je n’enlèverais rien pour l’instant, pas même ma chaussure en lambeaux, rien. Gardez vos peignes, vos serviettes, votre bien-être. Je m’accrochais au secret tapi à l’intérieur de mon pardessus.
Un linceul, voilà ce que j’avais réclamé, quelque chose de lourd dans lequel m’envelopper. Ils me trouvèrent une couverture, douce et en laine, peu importait.
Les lieux étaient presque vides.
Ils avaient progressivement transporté les trésors de Roger vers le sud, m’avaient-ils dit. Des agents mortels avaient été chargés de cette tâche, et la plupart des statues et des icônes étaient parties vers l’orphelinat de La Nouvelle-Orléans pour y être entreposées dans la chapelle dénuée d’ornements que j’avais vue, où seul subsistait un Christ en croix. Un présage !
La besogne n’était pas tout à fait terminée. Il restait encore quelques objets précieux, une ou deux malles, des cartons de papiers. Et des dossiers.
J’avais disparu l’espace de trois jours. La nouvelle de la mort de Roger faisait la une de toute la presse. Toutefois, ils avaient refusé de me dire comment elle avait été découverte. Les luttes de pouvoir dans le monde obscur des cartels de la drogue battaient déjà leur plein. Les reporters avaient cessé d’appeler la chaîne de télévision au sujet de Dora. Nul ne connaissait cet endroit. Nul ne savait qu’elle était là.
Peu de gens connaissaient l’existence du grand orphelinat qu’elle prévoyait de regagner, là où toutes les reliques de Roger avaient été envoyées.
Le réseau câblé avait annulé son émission. La fille du gangster ne prêchait plus. Elle n’avait ni revu ni parlé à ses disciples. Par les colonnes des journaux et les flashes d’informations télévisées, elle avait appris que le scandale l’avait auréolée d’un vague mystère. Mais, dans l’ensemble, cette médiocre petite télévangéliste ignorante des activités de son père n’intéressait personne.
En compagnie d’Armand et de David, elle avait de toute façon perdu tout contact avec son univers passé, résidant ici à New York, alors que le pire hiver de ces cinquante dernières années s’était abattu sur la ville noyée sous la neige, vivant parmi les reliques, attentive à leur tendre réconfort, à leurs surprenantes légendes, ne sachant quelle décision prendre, continuant de croire en Dieu…
Voilà pour les dernières nouvelles.
Je leur pris la couverture des mains et traversai l’appartement, une chaussure en moins.
J’allai dans la petite chambre. Je m’enveloppai dans la couverture. La fenêtre avait été masquée. Le soleil n’entrerait pas dans la pièce.
— Ne vous approchez pas de moi, dis-je. J’ai besoin de dormir du sommeil d’un mortel. J’ai besoin de dormir toute la nuit puis la journée de demain, et ensuite je vous raconterai tout. Ne me touchez pas, ne vous approchez pas de moi.
— Puis-je dormir dans vos bras ? demanda Dora, petit être de sang, vibrante et blême, qui se tenait sur le seuil, ses anges vampiriques derrière elle.
La pièce était obscure. Elle ne contenait plus qu’un coffre empli de quelques reliques. Mais les statues étaient encore dans le vestibule.
— Non. Une fois que le soleil se sera levé, mon corps fera ce qu’il doit pour se protéger de toute intrusion d’un mortel. Vous ne pouvez venir avec moi dans ce sommeil. C’est impossible.
— Alors, laissez-moi m’allonger maintenant auprès de vous.
Les deux autres regardaient fixement, par-dessus son épaule, les paupières gauches de mon orbite vide qui palpitaient douloureusement l’une contre l’autre. J’avais dû saigner. Mais notre sang est vite étanché. L’œil avait été arraché à sa racine. De quoi était-elle constituée ? Je sentais encore sur mes lèvres le goût suave et exquis du sang de ses entrailles.
— Laissez-moi dormir, dis-je.
Je fermai la porte à clé et m’étendis sur le sol, en chien de fusil, à l’abri dans la chaleur des plis de l’épaisse couverture, humant l’odeur des aiguilles de pin, de la terre collée à mes vêtements, de la fumée, des particules d’excréments séchés, et celle du sang, bien sûr, du sang humain, du sang des champs de bataille, du sang de Sainte-Sophie où le bébé mort était tombé sur moi, et les relents du crottin des chevaux et de la caillasse de l’Enfer.
Emmitouflé dans cette couverture, cerné par tous ces effluves, je posai ma main sur le voile étalé à même la peau de ma poitrine.
— N’approchez pas de moi ! chuchotai-je une fois encore à destination des oreilles des immortels à l’extérieur de la pièce, totalement bouleversés et confondus.
Puis je m’endormis.
Doux repos. Douces ténèbres.
Si la mort pouvait être ainsi. Si l’on pouvait dormir de ce sommeil pour l’éternité.